Comme 99% des gens qui aiment ou prétendent aimer le cinéma, Martin Scorsese fait évidemment partie de ces cinéastes dont je ne loupe jamais le nouveau film, conscient qu'il y aura dans le meilleur des cas un pur chef d'oeuvre et dans le pire un simple bon film de voyous ou un drame historique passable (oui là je parle bien de Silence).
Pourtant si ma découverte de l'univers du réalisateur par Les Affranchis m'avait à l'époque poussé à dénicher les autres histoires maffieuses de Scorsese il y en est un que je ne pouvais me résoudre à regarder pour deux raisons assez saugrenues.
Gangs of New York s'était en effet frotté à moi une première fois lorsque j'avais onze ans et que la bataille d'ouverture d'une violence inouïe avait poussé ma mère à zapper sur une autre chaîne plus encline à divertir un gosse de cet âge.
Enfin lors de leur âge d'or les Guignols de l'Info avaient réalisé leur sketch le plus cher en signant une parodie du film mettant en scène Jacques Chirac en Daniel Day Lewis et Sarkozy en Di Caprio.
Autant vous dire qu'après avoir vu ça à chaque fois que j'avais le DVD dans les mains où que je tombais sur l'affiche j'entendais la voix d'Yves Lecoq se vantant d'avoir "eu Couille-Molle, maintenant c'est au tour de p'tite couille nerveuse".
Mais que voulez vous avec l'âge il paraît qu'on est censé mûrir un minimum tout de même aussi ai-je fini par me décider à donner une vraie chance à Gangs of New-York, et pour le coup j'ai très rapidement arrêté de rigoler.
"Cet affrontement décidera qui aura le contrôle des Five Points : nous, ou Couille-Molle et ses copains !" Aura la ref qui l'aura
Les origines de la Grosse Pomme
En 1846 deux gangs se font face pour le contrôle du quartier des Five Points. D'un côté les irlandais Dead Rabbits menés par le Père Vallon et de l'autre les Natifs américains dirigés par le sanguinaire Williams Cuttings alias Bill le Boucher. A la suite d'un affrontement meurtrier, le Boucher parvient à tuer le Père sous les yeux d'Amsterdan, le fils du chef des Dead Rabbits.
Fou de colère le gamin tente de s'enfuir mais est rattrapé par les hommes du Boucher qui l'envoient en maison de correction. Plusieurs années plus tard Amsterdam revient dans le quartier et grâce à d'anciennes connaissances retrouve la trace du Boucher qui a depuis prit le contrôle de toute la zone.
Autant dire que lorsqu'un cinéaste tel que Scorsese annonçait un projet de film historique comptant les débuts de sa ville fétiche, on s'attendait certes à un film ambitieux, mais certainement pas à une fresque pareille !
D'une durée de 2h45 nullement exceptionnelle pour le cinéaste mais impensable pour les 3/4 des autres réalisateurs, Gangs of New York nous propose une leçon de cinéma et de mise en scène à nul autre pareil.
Un film où malgré les beaux costumes les affaires se règlent dans la boue des faubourgs, se concluent régulièrement dans le sang et sont rythmées par des chants folkloriques ou du rock, qui a dit Peaky Blinders ?
Quand les voyous croisent l'Histoire
Ne vous fiez pas à la reconstitution et au fait que l'intrigue se déroule il y a presque deux siècles, Gangs of New York est bel et bien une autre épopée maffieuse comme Scorsese les affectionne tant !
Coups de feu en pleine poire, coups de couteau dans le dos, trahisons, guerres de faction et bien entendu un "parrain" ultra charismatique, Scorsese déploie des personnages qu'il connait bien mais avec cette fois-ci une dimension beaucoup plus puissante que pour Les Affranchis ou Casino.
Parce que cette fois il ne sera pas simplement question pour les protagonistes de simplement faire grossir l'empire du Boucher ou de se venger de ce dernier. Amsterdan, Bill, Jenny et les autres sont effectivement rattrapés par l'Histoire de New York, sinon celle de l'Amérique elle même !
Car pendant que Di Caprio se rapproche doucement du coeur de Daniel Day Lewis la Guerre de Sécession fait rage, et si vous avez été un lecteur assidu des Tuniques Bleues vous n'êtes probablement pas sans savoir que l'impact de la mobilisation a eu sur New York des répercussions pour le moins épiques.
La tragédie du film réside ainsi dans ce concept que les querelles entre les personnages, les griefs et autres vendetta ne seront pas retenus lorsque l'Histoire sera passée par là, condamnant la galerie de gueules du film à l'oubli comme le souligne le dernier plan.
Et pour le coup si on devait faire un top des ultimes plans les plus mémorables du Septième Art nul doute que ce time-lapse serait cité en haut de la liste ! Un plan qui colle des frissons et qui fait presque verser une larme par son propos tristement visionnaire puisque le film a été terminé peu de temps avant le 11 septembre 2001 qui aura encore une fois modifié le visage de la ville (et contraint la production à repousser la sortie du film).
Un antagoniste légendaire
On le sait, Daniel Day Lewis a glané tellement d'Oscars qu'il pourrait s'en servir pour remplacer la ligne d'attaquants de son baby-foot.
Mais il lui est aussi arrivé de perdre et en 2003 c'est Adrien Brody qui empochait la récompense pour son rôle mémorable du Pianiste.
Cela pourrait faire croire que Lewis n'était pas au meilleur de sa forme, mais quelle erreur ce serait !
Bill le Boucher est un adversaire extrêmement complexe et touchant dont la première apparition n'est là que pour nous duper sur son caractère : il est l'homme qui a tué le père du héros. Rien de nouveau depuis que Scar a balancé Mufasa sous un troupeau de gnous pensons nous alors : un simple rival avec une cible sur la gueule.
Mais plus le film avance plus Amsterdam sera troublé par l'idéologie et le certain code moral dont fera preuve l'assassin de son père.
Ce rapprochement rendra l'affrontement d'autant plus passionnant et tragique, mais c'est bel et bien l'interprétation de Daniel Day Lewis qui fera définitivement entrer le personnage dans la légende.
Depuis la démarche jusqu'à son oeil postiche en passant par des punchlines brutales ("J't'ai déjà culbutée ? Non ? Alors tu me tutoies pas") Lewis est une nouvelle fois monstrueux avec comme point d'orgue un monologue sur la perte de son oeil qui cerne le personnage en une seule séquence : fascinant, effrayant et touchant.
Le défaut récurrent des Scorsese
Hélas si jusque là j'étais près à parler de chef d'oeuvre ultime, d'un film sans faute il me faut pourtant aborder le point qui ne fonctionne pas, et c'est hélas un soucis récurrent (à mes yeux évidemment) dans la filmographie du réalisateur.
Parce que si le gaillard est capable au cours d'un plan-séquence acide de passer d'un sergent recruteur à une rangée de cercueils militaires quelques instants plus tard pour illustrer les mensonges de l'Armée, il est en revanche beaucoup moins douée en ce qui concerne les femmes.
Loin de moi l'idée de vouloir ramasser quelques wokes égarés, mais il faut bien le dire malgré le fait que Cameron Diaz trouve son meilleur rôle, son personnage est sans saveur et en dépit de quelques rares fulgurances Jenny n'aura pas de véritable incidence sur l'intrigue.
Bon vous me direz avec Lewis qui vampirise l'image et Di Caprio qui trouvait son premier vrai gros rôle "sérieux" les autres personnages ont également du mal à exister.
C'est vrai.
Mais tout de même malgré cela on se souvient de Brendan Gleeson pour son revirement inattendu, de John C. Reilly qui devient une vraie ordure ou encore de Cara Seymour pour son personnage de Tigresse.
Mais dans le cas de Jenny elle n'est que la nana perdue entre deux hommes et... C'est dommage de ne pas avoir saisi l'occasion de faire une sorte de Polly Gray avant l'heure pour continuer à lier le film à la série de Steven Knight.
Bon !
Ca m'aura pris du temps mais je suis tellement heureux d'avoir découvert que Gangs of New York n'est pas qu'une inspiration pour l'un des meilleurs sketchs de la télévision française !
A la fois fresque maffieuse et drame historique de grande ampleur (les quarante dernières minutes sont tout simplement dingues), le film se hisse parmi les meilleurs livrés par Martin Scorsese et sans aucun doute parmi les plus originaux et aboutis.
Certes les personnages secondaires et le personnage féminin sont si restreints qu'on se demande s'il n'existe pas sous le lit du cinéaste un montage de quatre heures développant tout ce joli monde, mais l'oeuvre dans sa globalité témoigne d'un tel amour de Scorsese pour l'histoire de sa ville qu'on peut difficilement lui en tenir rigueur.
Un film magnifique, puissant et visionnaire.
Note : 4.5/5