Je vais y aller franc jeu, depuis la fin de Shogun je n'arrive pas à retrouver un film ou une série qui pourrait me faire oublier la beauté de cet incroyable remake qui a su dépeindre de façon épique, crue et émouvante l'époque des samouraïs.
C'est alors que je me suis souvenu que j'ai quand même une collection d'une quarantaine de chanbara (films de sabre japonais) dont une bonne demi douzaine signée de l'un des maîtres du genre : Akira Kurosawa.
Aussi comme je n'avais toujours pas abordé le cinéma de cette légende du 7ème Art je me suis dis que c'était l'occasion de me refaire quelques unes de ses oeuvres qui ont à jamais marqué le cinéma.
Alors laquelle choisir ? Les Sept Samourais ou bien le diptyque Yojimbo et Sanjuro ? Après tous ces trois là ont tellement révolutionné le western et inspiré les autres cinéastes qu'on ne les présente plus, donc il m'en faudrait un autre.
Le Château de l'Araignée ou La Forteresse Cachée ? J'avoue que ces deux là sont parmi mes chouchous avec une excellente relecture de Macbeth pour le premier et l'inspiration flagrante de Star Wars pour le second...
Ou alors Kagemusha, Palme d'Or à une époque où Cannes récompensait encore le grand cinéma sans politiser à tout va qui fut une fresque historique magnifique de 2h30. Sachant qu'à l'époque quand on posait la question à Kurosawa "Quel est votre meilleur film ?" il répondait "Le prochain" comme s'il n'était jamais satisfait de ses 40 années passées à révolutionner le film de samouraïs et le cinéma en général, les gens ont du se demander quelle folie ce cher Akira pourrait-il livrer après un truc aussi puissant que Kagemusha ?
Est alors arrivé en 1985 Ran.
Fondamentalement ce n'est pas mon film préféré du réalisateur. Mais pour être objectif rarement un cinéaste n'avait autant su mettre dans un film tout ce qui faisait la force de son cinéma avec en prime un habillage aussi exceptionnel
Une touche de Shakespeare
Débutant par une chasse au sanglier dans les montagnes du Japon médiéval, Ran nous présente le seigneur Hidetora Ichimonji. Guerrier farouche qui a su conquérir de vastes terres et prendre le contrôle de plusieurs forteresses, le daimyo est âgé de 70 ans. Il s'endort et fait un rêve horrible où il voit ses trois fils Taro, Jiro et Saburo s'entre-tuer pour savoir qui succèderait à leur père après sa mort.
Hidetora prend alors la décision de nommer l'aîné héritier et il ordonne aux deux autres de demeurer loyaux à leur frère tandis que lui même conservera le titre de chef des Ichimonji. Saburo le cadet éclate de colère et est alors banni par Hidetora qui retourne avec Taro à la forteresse principale sans savoir que le cruel destin est en marche.
Kurosawa est un amoureux de théâtre et en particulier de l'oeuvre de William Shakespeare. Le Château de l'Araignée était déjà une relecture fidèle de Macbeth qui transposait scène par scène l'intrigue au coeur du Japon alors il n'y a rien d'étonnant à ce que celui qui est considéré comme le dernier chef d'oeuvre du réalisateur puise lui aussi son inspiration chez le dramaturge anglais.
Ran lorgne effectivement du côté du Roi Lear et sera ainsi une grande tragédie familiale où un clan prestigieux va être mené par la force des choses à s'auto-détruire avec les passages que cela sous-entend : trahisons, complots, coucheries et bien entendu carnages seront de la partie avec comme point d'orgue la folie du personnage principal.
Tatsuya Nakadai, visage inoubliable
Les Joker de Heath Ledger et Joaquin Phoenix nous ont appris que pour qu'un homme sain d'esprit ne devienne zinzin il ne suffit parfois que d'une mauvaise journée.
Et bien question mauvaise journée on peut dire que Hidetora Ichimonji aurait quelques anecdotes à raconter au rival de Batman !
L'un des points les plus marquants de Ran sera sa capacité à transformer un personnage qu'on nous présente noble et farouche aussi brutalement et rapidement.
Une certaine frange du public a regretté en voyant le film que Toshiro Mifune n'ait pas été choisi par Kurosawa pour le rôle principal (il faut savoir que les deux hommes étaient brouillés à l'époque), mais même un grand admirateur de Mifune comme moi ne peut nier que la performance de Nakadai dans le film est l'une des plus mémorables de l'histoire du cinéma japonais, lui qui pourtant était souvent considéré comme le gars que tu embauches quand Toshiro Mifune dit non à ton projet.
Nakadai avait certainement conscience du potentiel du film et de l'aspect iconique qui en découlerait. Et effectivement comment oublier ce regard vide et cette métamorphose lors de la fameuse et terrible première séquence de bataille ? A chaque plan le vieux samouraï perd un peu plus de ses possessions et c'est à chaque fois une part de lui qui mourra : ses guerriers, ses épouses, ses armes, son château et enfin son esprit jusqu'à cette longue séquence inoubliable où le regard éteint par la folie celui qui n'est à présent plus qu'un vieillard défile silencieusement au milieu des troupes ennemies.
Le chaos et la folie
En fait si Ran ne me passionne pas autant qu'un Kagemusha ou un Sanjuro, c'est parce que le rythme prend un sérieux coup une fois passée la bataille concluant le premier acte.
Ce n'est pas que le tout devient inintéressant, mais une fois le double-twist du premier acte passé les personnages errent pour la plupart sans véritable but ( où ironiquement seuls le bouffon de Hidetora ainsi qu'un samouraï qu'il avait répudié vont accompagner l'ancien chef de guerre) tandis que d'autres se complaisent dans leur nouvelle position sans forcément que les choses ne soient palpitantes.
Mais le titre du film étant traduisible par "chaos" il fallait bien s'attendre à un scénario complexe faisant intervenir beaucoup de personnages secondaires dont les liens ne sont pas toujours évidents mais qui sous-entendent constamment une rivalité latente avec les autres. La palme revenant sans conteste à Dame Kaede l'épouse de Taro dont le quasi-mutisme et le visage constamment sévère suffiront à l'actrice à mettre mal à l'aise sans élever la voix ou rompre la lenteur de ses déplacements une seule fois.
Tout ce chaos se retrouve alors concentré dans le personnage de Hidetora qui a créé ce chaos avec sa décision de nommer Taro héritier mais également tout au long de sa vie. Un chaos qui va le rattraper dans tous les sens du terme et le conduire à une errance mentale très longue tandis que les pièces continuent à discrètement avancer sur l'échiquier.
Et cet échiquier justement parlons en un peu !
Avez vous déjà filmé une peinture ?
"Peut-on faire un film plus beau que Ran ?" vante l'affiche du film.
Pour vous aiguiller sur la réponse rappelons que Kurosawa a mis dix ans à peindre le story board du film. Imaginez un peu le degré d'exigence que peut avoir pareille légende du cinéma après avoir passé une décennie entière à choisir les couleurs pour chaque plan, pour chaque décor et pour chaque kimono ?
Et le plus dingue dans tout ça c'est que Kurosawa était quasiment aveugle à ce stade de sa vie et que ça ne l'a pas empêché de mettre en boîte ce qui sera à jamais l'un des films les plus riches visuellement parlant.
L'impact des couleurs des habits du moindre figurant est incroyable de base, mais tout cela n'est pas là que pour faire joli. Ce n'est pas gratuit car ces couleurs servent justement à différencier les fils du seigneur Ichimonji, ce qui rend les choses bien plus accessibles et compréhensibles pour le grand public.
Les samouraïs jaunes sont ceux de Taro, les rouges ceux de Jiro et enfin les bleus seront l'armée de Saburo le cadet colérique du prologue, résultat quand on voit une armée marcher sur une forteresse on sait immédiatement quel frère est en train d'attaquer l'autre.
Pour ma part Ran est un film tout de même un peu trop long.
Bien qu'il ne pouvait en être autrement tant Kurosawa a travaillé comme un forcené pour que le film soit le chef d'oeuvre ultime de sa carrière (pari réussi puisqu'en général on ne parle jamais des deux qui ont suivi) il faut bien souligner qu'il y avait matière à raccourcir un peu le tout sans que l'intrigue n'en soit impactée.
Mais si on fait abstraction de ce rythme rebutant la récompense est à la hauteur de la patience du spectateur : deux séquences de batailles hallucinantes (surtout la première, silencieuse et avec pour particularité qu'on ne voit presque jamais les coups portés), des images d'une beauté difficilement surpassable et une tragédie magistralement écrite.
J'ai pour ma part un faible pour ce plan tout simple de Saburo qui prend le temps de couper des pousses pour pouvoir fournir de l'ombre à son père endormi. Etant donné que Saburo brise les trois flèches avec colère et s'emporte contre son père dans la séquence suivante, le public oublie ce geste attentif que lui seul a eu envers son père.
Résultat Kurosawa balade son public par le bout du nez en lui donnant fausse piste sur fausse piste sur les intentions de chacun, ce qui rend un second visionnage particulièrement délectable une fois le spectateur conscient de ce qui va se passer.
Pas le meilleur film de Kurosawa donc, mais clairement son plus beau et le plus iconique.
Note : 4/5