Tandis que je suis toujours en train de croiser les doigts très fort pour que Kubi finisse par être diffusé chez nous (je sais, ça fait au moins trois fois que je place ce film dans mes intro mais ce n'est tout de même pas de ma faute si les distributeurs ne se bousculent pas !), je me suis mis à la recherche des derniers films de Takeshi Kitano qui m'avaient échappé jusque là.
Takeshis' faisait partie de cette liste jusqu'à il y a peu, et une chose est certaine bien que le cinéma de Beat Takeshi soit de base assez à part on tient là une véritable curiosité qui n'a évidemment pas manqué de diviser le public lors de sa sortie en 2005.
Coup de génie pour les uns, trip égocentrique pour les autres, Takeshis' fut de l'aveu même de son réalisateur un film qu'il faudrait voir deux fois avant de commencer à l'analyser.
Il faut commencer par situer le film dans la carrière du cinéaste puisque celui sort juste après Zatoichi qui fut l'une des plus grandes réussites de Kitano : on tenait à la fois un film qui portait la patte de son metteur en scène mais également une excellente aventure du masseur aveugle le plus célèbre du Japon !
Bref après un carton pareil qui plus est récompensé du Lion d'Argent en 2003 à Venise, on se disait que Kitano obtiendrait alors les moyens de réaliser des films encore plus spectaculaires et ambitieux, mais c'était mal connaître Beat Takeshi qui à la place nous a offert Takeshis'.
Kitano par Kitano
Au cours d'un énième tournage au cours duquel Beat Taleshi va incarner un personnage de yakuza as de la gâchette, celui-ci est abordé par l'un des techniciens du plateau qui voudrait lui présenter un figurant jouant le rôle d'un clown. L'homme en question s'appelle Kitano lui aussi et est le portrait craché de Beat Takeshi.
Tandis que Beat Takeshi enchaîne les rôles, monsieur Kitano de son côté est écrasé par la société et ne parvient jamais à se faire respecter, jusqu'à ce qu'un jour un truand vienne mourir dans le konbini où il travaille en dehors de ses tentatives ratées d'audition.
Si notre flingueur japonais préféré a toujours aimé déconstruire ses personnages d'un film à l'autre, jamais il ne l'avait fait de façon aussi frontale en allant jusqu'à se mettre en scène dans un double rôle !
Un pitch improbable qui promet une comédie bien sentie et quelques scènes d'action kitanesques, ce que le film va bien évidemment contenir mais avec un style encore moins accessible qu'à l'accoutumée.
Je vais être assez franc et peut être un poil hautain mais si vous n'avez pas un minimum de connaissance sur l'oeuvre de Kitano ainsi que sur sa vie il y a de très grandes chances pour que le film entier vous semble incompréhensible.
Le film de l'étrange
En effet si Hana-bi ou Sonatine ont eu plus d'une occasion de surprendre le public avec des séquences quasi-oniriques, Takeshis' compte bien passer le plus clair de son temps à justement jouer à fond la carte du psychédélique et de la curiosité.
Délaissant très rapidement Beat Takeshi, le scénario va se focaliser en réalité sur Monsieur Kitano, le sosie blond oxydé qui passe ses journées à être emmerdé par la terre entière. Résultat le monsieur va très vite s'imaginer en personnage de cinéma qui corrigera finalement les moqueurs à la façon des yakuzas campés par Beat.
Sauf que comme toujours avec le réalisateur les séquences sont parfois très longues et ne s'enchaînent pas forcément de façon chronologique : tout est fait pour vous perdre et vous donner de faux espoirs sur la tournure des évènements.
Parce que quand on adore la filmographie du gaillard, ce qu'on attend c'est de rire avec honte devant une situation violente ou bien encore des fusillades nihilistes au possible où les personnages ont tellement conscience d'être là pour crever qu'ils ne chercheront même pas à éviter les balles.
Mais là encore, le film ne va pas nous prendre par la main.
Ils fournissent l'aspirine avec le DVD ?
Rassurez vous, niveau action le dernier tiers du film est d'une extrême générosité avec des fusillades très nombreuses et interminables, presque même lassantes ainsi qu'une mort assez graphique à base de coup de brique en plein front qui là aussi sera tellement longue qu'on finira par y trouver un côté comique.
Alors pourquoi avoir passé les deux premiers tiers du film me direz vous ? Pourquoi avoir démarré le film avec une séquence pendant la Guerre du Pacifique ? Pourquoi opposer constamment les mêmes figurants à Monsieur Kitano pendant les fusillades ? Pourquoi Beat n'est-il présent qu'au début et pourquoi ne croise-t-il pas plus son double (bon ok on se doute qu'il y a le côté logistique parce qu'on allait pas teindre Kitano pour chaque contre-champ) ? Pourquoi ce concert looooooong à base de claquettes et de chenilles géantes ?
Sincèrement pendant la première heure je me suis dis qu'effectivement le film méritait sa réputation d'ovni incompréhensible, mais sans en dire trop si vous faites l'effort de vous accrocher les réponses aux questions les plus importantes vous seront données.
Ces réponses pourront surprendre bien que une fois la séquence de la route jonchée de corps terminée on pourra se méfier sur la suite des évènements et voir venir certaines révélations. Mais objectivement j'ai tout de même été surpris de voir jusqu'où Kitano allait nous faire remonter.
Mais en ce qui concerne les questions les plus étranges et secondaires que vous pourriez vous poser en découvrant le film, il va falloir creuser et visionner d'autres films du réalisateur pour saisir tous les sous-entendus qui font de ce film le plus personnel de Kitano.
Un film plus subtil qu'il n'y paraît
Parce que si Kitano est reconnu mondialement pour son cinéma violent, drôle et un peu étrange, au Japon il est un tas de choses : animateur de télévision, humoriste de manzai, romancier, présentateur de débats politiques, peintre, chanteur... Bref un artiste aux multiples et improbables facettes.
Ainsi ces séquences aux couleurs pastel parfois à la tournure parfois hilarante (la cliente qui paye ses chewing gum en billets de 10 000 est une idée de génie) évoqueront la facette de l'humoriste qu'est Kitano, même chose pour ce concert interminable de claquettes et de chenilles... Saviez vous que Kitano a commencé sa carrière comme danseur de claquettes dans un cabaret ? Ceci explique cela.
Résultat Takeshis' est en réalité une sorte de rappel au monde de toutes les capacités de son chef d'orchestre, une sorte de biopic où le cinéaste passe son temps à décevoir les attentes de ceux qui ne le connaissent que par ses films de yakuzas.
C'est pour ça que les fusillades n'interviennent qu'à la fin et que le film semble à ce point traîner la patte : Kitano fait le film qu'il veut en parlant de qui il est, quitte à décevoir après le carton de Zatoichi.
D'ailleurs le fait qu'il se retrouve à la fin à mitrailler des figurants portant les tenues de son film de samourai n'est probablement pas un hasard : peut être que réaliser Zatoichi n'était pas si agréable que cela et que Kitano règle ses comptes en canardant des personnages du film ?
D'une certaine manière il règlera même ses comptes avec les studios qui ont certainement du le pousser à faire de Brother un film bien plus pétaradants que les autres (co-production américaine oblige).
C'est bien simple à la fin de la bataille sur la plage son personnage aurait limite pu balancer "n'êtes vous pas assez divertis ?" à la manière d'un Maximus nippon tant le combat s'éternise pour cocher la case que le grand public voulait absolument dans son cinéma : la case vidage de chargeurs !
Takeshis' fait partie de ces films dont on pourrait débattre pendant des soirées entières, un peu à la manière d'un groupe de fans de Nolan qui se demanderaient si la toupie s'arrête de tourner à la fin d'Inception, qui s'écharperaient pour tenter de convaincre les autres qu'il n'y a pas deux personnalités de Tyler Durden mais trois ou encore qui mettraient leur amitié en péril pour prouver que le MCU craignait déjà avant la mort d'Iron Man.
Clairement il n'est pas à mettre devant tous les yeux, et bien que ce soit le cas de la quasi-totalité de sa filmographie Kitano s'est cette fois-ci surpassé avec ce biopic expérimental en forme de pied de nez adressé à l'industrie et au public.
On en ressort forcément déboussolé et avec des questions plein la tête (pour ma part j'avoue sans honte que je ne m'explique toujours pas le soldat américain) mais comme dans chaque film réalisé avec sincérité et passion on n'en ressort certainement pas indifférent.
Note : 3.5/5