Son cinéma peut sans conteste laisser beaucoup de monde sur le carreau, et pourtant Takeshi Kitano est un réalisateur au parcours atypique dont les films n'arrivent pas toujours jusque chez nous tandis qu'une bonne partie de sa carrière nous est complètement inconnue.
Après avoir fait ses débuts dans un vieux théâtre du quartier d'Asakusa à Tokyo, Kitano a été révélé au public Japonais lors de son duo de manzai Les Deux Beats qu'il formait avec Niro Kaneko. Un humoriste au ton provocateur qui n'a jamais eu peur de choquer son public et dont l'humour très noir se retrouvera dans beaucoup de ses oeuvres cinématographiques, notamment dans ses films de yakuzas.
Mais Kitano est également un homme mélancolique aux tendances autodestructives : ce n'est pas pour rien que son personnage meurt presque à chaque fois à la fin de ses films. C'est à la suite d'un accident de moto au début des années 90 que Kitano se retrouve en partie paralysé et qu'il décide de se mettre à la peinture en guise de thérapie.
"Bon mec t'es gentil mais je croyais qu'ici tu allais parler cinéma ?" me lancerez vous avec pertinence.
Et bien si j'ai choisi de m'étendre un peu sur le parcours du cinéaste c'est parce que de tous les films de Kitano que j'ai pu voir (soit 75% de ses réalisations) Hana-Bi est de loin le plus personnel et le plus atypique, le genre de film qui nécessite de connaître un minimum l'histoire de son réalisateur pour en saisir toutes les subtilités.
Le pitch
Membre des forces de police, Nishi est en planque avec plusieurs de ses coéquipiers lorsque l'opération tourne au carnage. Plusieurs agents sont gravement blessés et l'un d'eux est tué.
Suite à ce choc, Nishi tente de donner un sens à sa vie en compagnie de son épouse, elle-même condamnée par un cancer.
Noir c'est noir
Si Kitano a toujours su nous faire rire avec des situations particulièrement atroces (et ce n'est pas la trilogie Outrage qui nous fera penser le contraire), Hana-Bi est une oeuvre bien plus mélancolique où le comique sans être complètement oublié ne sera clairement pas au premier plan.
Plus encore que pour Violent Cop, Takeshi Kitano nous embarque dans une histoire remplie de personnages brisés par la vie ou leur métier et qui n'auront pas grand chose à se dire en dehors de certaines séquences.
Takeshi Kitano ne s'est jamais confié de rôles particulièrement bavards et s'il est un cinéaste au style brutal et pétaradant, en tant qu'acteur il semble parfois tout droit sorti de l'âge du cinéma muet.
Mais ce n'est pas parce que les personnages ne disent pas grand chose qu'ils ne peuvent pas s'exprimer !
Ainsi le collègue de Nishi survivant à l'opération de police se convertira en peintre (tiens donc) tandis que Nishi lui même se consacrera à sa femme que l'on sait très malade. Et pour enfoncer le clou : le couple a perdu sa fille quelques années auparavant.
Suite à tous ces drames, Nishi et Miyuki n'ont évidemment plus tellement de mots à s'adresser. Et pourtant les instants les plus touchants du film sont certainement ceux où par un simple regard, un petit geste ou un rapide sourire toute la complicité et l'amour qui unissent le policier et sa femme explosent à l'écran.
Poésie et effusions de sang
Parce qu'à quelques exceptions près les truands japonais ne sont jamais bien loin dans les histoires de Kitano, Hana-Bi va évidemment proposer quelques moments sanglants mettant en scène les yakuzas.
Mais à l'instar d'un Sonatine qui mettait entre parenthèse sa guerre des gangs pendant la moitié de son métrage, Kitano expédie plutôt rapidement la partie polar de son histoire pour mieux se concentrer sur le périple que va traverser Nishi.
A grands renforts de longs plans fixes qu'il affectionne particulièrement, Beat Takeshi capte la solitude de ses personnages et compose ses cadres comme le peintre qu'il est devenu quelques années plus tôt.
Premier film réalisé suite à son accident en 1994, Hana-Bi est ainsi ponctué d'une bonne trentaine de tableaux peints par le réalisateur lui-même.
Tantôt pour annoncer la séquence à venir (un dragon amorcera une scène chez les voyous avec un mort à la clé) ou bien pour illustrer l'état d'esprit du flic paralysé, ces peintures se mêlent à des images à la mise en scène millimétrée.
En croisant toutes ses compétences dans une seule oeuvre, Kitano nous livre un film, mais aussi une toile très personnelle qui semble recouper toutes ses facettes.
Comme si Kitano avait divisé ses personnalités en deux personnages, Nishi vivra le parcours classique des personnages écrits par le cinéaste tandis que son collègue peintre constituera un reflet plus réaliste et moins romancé du metteur en scène qui s'est reconstruit avec ses toiles.
Un film aussi personnel, déroutant et abouti ne pouvait alors que taper dans l'oeil des critiques et des festivals. Jusque là considéré comme un metteur en scène maladroit au potentiel certain, Kitano reçoit le Lion d'Or à la Nostra de Venise en 1997.
Un prix prestigieux qui allait faire basculer le réalisateur dans la cours des grands et permettre à ses films d'enfin s'exporter plus facilement en Europe. Sans Hana-Bi et son Lion d'Or, aurait on laissé Beat Takeshi s'exporter à Los Angeles pour réaliser Brother, une production atypique entre yakuzas et gangs américains ?
Lui aurait on autorisée la relecture du cultissime personnage de Zatoichi ?
Lui aurait on confié un budget suffisamment important pour la pétaradante trilogie Outrage ?
Au regard des non-succès qu'étaient les films de Kitano avant Hana-Bi, il est clair que sans ce coup de maître la carrière du réalisateur aurait été bien différente voir carrément stoppée. Parce que Sonatine, Violent Cop ou Jugatsu sont aujourd'hui cultes, mais à l'époque il s'agissait de véritables fours.
Alors, on le regarde ou pas ?
Si vous espérez avec Hana-Bi une histoire de yakuzas nerveuse et riche en coups fourrés comme Kitano sait si bien les faire, je me dois de vous avertir si cette critique ne vous l'aurait pas fait comprendre : ce ne sera pas le cas.
Rarement un cinéaste n'aura su à ce point résumer toute sa personnalité et son art en 90 minutes. Les yakuzas sont certes une part de cette art, mais la solitude, la peinture, l'autodestruction, l'humour et la subtilité sont tout autant de points que Kitano a développé au maximum pour ce qui aurait presque pu être le bouquet final de sa carrière de réalisateur (Hana-Bi signifiant littéralement Fleur de Feu soit un feu d'artifices en Japonais).
Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que beaucoup de monde considèrent la plupart des films suivants de Kitano comme des oeuvres mineures, moins novatrices et moins personnelles. Peut-être que Kitano avait lancé toutes ses forces dans le film afin de finir sa filmographie sur une note parfaite, ou bien au contraire de la relancer en prouvant au monde entier tout le talent qui sommeille en lui.
Difficile de ne pas conseiller un film qui m'a à ce point touché avec ses subtilités, ses tableaux étranges, ses saillies de violence et d'humour ou encore cette capacité qu'a Kitano de revenir aux bases du cinéma en bouclant la majorité des séquences sans dialogues.
Mais puis-je pour autant le conseiller à un public qui n'a pas été initié à la filmographie du cinéaste ? Rien n'est moins sûr.
Note : 4/5